Fred,
Je ne sais pas quoi te répondre.
Je suis triste. Plus triste qu’en colère. Plus triste que démuni.
Mais, ça bouge déjà en moi. (J’espère que tu as un peu de temps devant toi, car ma réponse est vraiment longue, cette fois.)
En fait, j’essaie de t’expliquer (et de m’expliquer) des trucs très profonds, chez moi. Des trucs qui ont un lien avec le sens de ma vie. Disons : le sens que j’essaie de donner à ma vie.
Te voilà prévenu : c’est du lourd, comme on dit, qui va suivre.
Une part de moi n’a rien envie de faire. Laisser le bateau s’écraser. (L’image me vient, car je ne crois pas dans le chemin qui nous est proposé/imposé, je crois qu’on va sur des écueils.)
Une part de moi fait comme la poule souffre-douleur du coq – une poule sur les 7, je ne sais pas pourquoi le coq ne peut la piffrer comme ça, mystère – la poule bouc-émissaire qui reste aplatie sous les coups de bec, attendant que ça passe, bientôt à nouveau blessée – la remettra-t-on chez la voisine, seule dans un enclos-hôpital ? – plutôt que de se barrer en courant.
Hier même elle s’est précipitée, s’enfuyant de moi, pour coucher sa tête aux pieds du coq, pour qu’il la frappe…
Image d’une vulnérabilité obscène qui me gêne.
Une part de moi n’a rien envie de faire ici. Plus bouger, ne rien dire, dans ces moments de crainte, de politique d’urgence.
Dans ces moments rares où le gouvernail dirige avec si peu de recul, avec si peu de débat. Avec de plus en plus d’autorité, de rapidité.
J’ai envie de me taire, aujourd’hui et depuis des mois, alors que je chasse le coq quand il massacre la poule, de l’adrénaline plein le coeur : l’injustice me fait bondir.
J’interviens pour un coq qui clairement s’acharne sur une poule, mais je n’interviens pas dans le monde où je vis.
J’ai même arrêté d’envoyer des poèmes par Cause toujours.
Pourquoi je bondis si peu dans le monde de ce virus ? Est-ce que je serais fatigué ? Est-ce que je ne crois plus dans les mots que je peux trouver, écrasés par ces mots de com’ ?
La sidération, oui, sûrement. Tu as parlé de sidération. J’ai souvent été dans cet état. Peut-être.
Tu as demandé si nous serions capables de quitter la sidération. Ou le cocon ouaté de récits irréels qui parsèment nos livres d’histoire.
J’ai trouvé un moyen pour être dans le monde, pour me débrouiller avec ma confusion et celle du monde : écrire.
C’est maigre, devant certains faits. D’accord. D’autant que je publie à peine, que ma voix ne porte pas loin.
Tu dis que l’heure est venue où invoquer Aragon (dont nous avons donné ensemble l’Epilogue, en spectacle, « Je me tiens sur le seuil de la vie et de la mort les yeux baissés les mains vides ») ne suffit plus.
J’ai de la difficulté à crier. J’ai de la difficulté à marché dans des cortèges.
J’ai appris au collège à ne pas trop me faire remarquer. Plutôt : j’ai tiré comme enseignement, sous la moquerie d’un prof, qu’il valait peut-être mieux, si on voulait vivre tranquille, ne pas trop se la ramener. Se taire, ne pas suggérer ses idées. En tous cas, pas trop frontalement, être circonspect : ne pas trop se faire remarquer du groupe.
Je ne suis pas sûr d’être heureux de cet enseignement tiré.
Nelson Mandela lui, pose la question lors de son discours d’investiture (comme président de république) (à peu près) :
En fait, qui êtes-vous pour vous restreindre, ne pas vous montrer brillant ?
et termine : En nous libérant de notre peur, notre présence libère automatiquement les autres.
Alors : Pourquoi je n’ose pas parler à voix pleine, sereine ? Ai-je peur de déranger ?
J’ai de la difficulté à te lire, étant certainement d’accord avec les faits que tu décris, ton analyse, mais n’ayant pas le courage de remettre totalement en question le courant majoritaire.
Alors que, pourtant, je le fais, plutôt (et de plus en plus), dans ma vie concrète, dans ma manière de vivre.
Alors que, quand je pense politique, je sens anarchie – c’est-à-dire : organisation sociale non pas sans règles (comme le langage courant l’entend), mais sans hiérarchie. Je crois que la hiérarchie nous fait du mal, nous rendant passifs, déléguant notre responsabilité.
Malgré ces tendances libertaires, anarchistes, avides non pas de liberté mais de co-responsabilité, d’horizontalité, quelqu’un en moi veut croire que les dirigeants veulent le bien de tous.
Quelqu’un en moi a du mal à croire que certaines décisions puissent être prises pour le bien de certains et non de tous. (Par exemple, que certaines fortunes préfèrent continuer de s’accroître plutôt que de sortir d’un jeu qui les favorise, encore et encore, au détriment d’autres, plus infortunés.)
Quel est le rapport entre le coq qui martyrise la poule et ce que je ressens de la situation face à ce virus, et plus précisément, face à ces accélérations du pass’sanitaire ?
Je ne sais pas bien. L’image m’est venue pour parler de ma passivité.
Dire peut-être que dans le doute, j’attends que ça passe. Que je n’ose m’élever contre ce qui est plus fort que moi.
J’essaie de te décrire le fond de mon immobilité.
Alors que je trouve injuste, malhonnête et dangereux (et non courageux) cette logique en cours, ce pass’, ce QR code : si tu veux pouvoir accéder à tout, tu te vaccines.
A quelqu’un qui te contrôle tu montres ton QR code sur ton smartphone. Sans plus de questions.
Et tu bois ta bière. Tu visites ton musée. Tu prends ton avion.
Sans être, peut-être, allé t’informer par ailleurs.
Sans prendre le temps de ça, car les dirigeants ont dit qu’il y a urgence, et tu leur fais confiance, car ils sont là pour le bien de tous, le bien commun.
Et tout le monde ne peut pas passer son temps à chercher les infos, même s’il y a internet : chacun son job, et c’est dur de trier. Et qu’est-ce qui est vrai.
Tu acceptes, par solidarité. C’est essentiel, la solidarité, ça fait battre le coeur.
Tu dis : si tu veux rester libre tu te vaccines. Tu te dis C’est quand même pas si grave. Tu acceptes le vaccin en cours d’étude. Tu acceptes le pass’ sanitaire en cours d’étude. Une dose, deux doses. On parle d’une troisième dose.
On navigue à vue mais on accepte, par solidarité, car la majeure partie du pays accepte, le monde entier, même, car les dirigeants pensent que c’est la solution. On a voté en majorité pour eux, ces dirigeants sont élus, on accepte leurs choix, leurs réflexions. Leurs façon d’envisager le monde.
A ce moment, sur Radio Paradise que j’écoute en ligne, un français à l’accent du sud demande en boucle si ce monde est sérieux :
est-ce que ce monde est sérieux, est-ce que ce monde est sérieux… si si, hombre…
Peut-être y a-t-il une autre forme de solidarité ?
Peut-être que de dire que ça va trop vite, sans suffisamment de recul, sans débat contradictoire, est aussi une solidarité ?
Peut-être qu’on peut refuser ce pass’ sanitaire par solidarité ?
Peut-être qu’il faut qu’on parle, encore ?
J’ai pour ma part décidé de ne pas me vacciner. Pas comme ça, pas maintenant. Car je trouve ça grave, comme ça se fait.
Par exemple, je remarque qu’on ose à peine en parler. Pour ne pas entrer en conflit. On marche sur des oeufs. (Non je ne ramène pas encore mes poules…)
Presque un tabou.
Pour pouvoir se voir, tranquilles. Pour ne pas se faire mal. Pour passer un bel été ?
Et si nous avions intérêt à en débattre ?
Du côté de Johan aussi ça me fait mal : la pression sociale sur des jeunes de 13 ans. Mon fils qui vient de muer.
Je ne me sens pas de l’obliger à ne pas se faire vacciner. Nous ne le ferons pas, évidemment : il se vaccinera, certainement.
Mais il faudra que nous signions pour lui : je viens d’apprendre que les individus signent une décharge : ils prennent la responsabilité sur eux, en cas de problème.
Je trouve ça dingue, « retors », comme dit une femme (une philosophe) qui parle posément de tout ça, je trouve : Barbara Stiegler.
Au moment de la signature, là est fait appel à notre responsabilité. Mais, en amont, où démarre notre responsabilité ?
Où participons-nous à la réflexion sur le soin, sur une politique de santé ?
Je signerai pour que mon fils se vaccine : à voir. Pour jouer le jeu, qui tente d’atteindre l’immunité collective. Nous en parlons posément, pour l’instant, Marie lui et moi, et cette parole est une bonne chose.
Il n’a pas envie de se vacciner, mais n’a pas envie d’être à part. Normal, pour un enfant. Déjà que c’est dur, pour un adulte, d’écouter ses profondeurs, sa non-envie de vaccin, de la questionner, de tenter de la mettre en rapport avec le groupe, l’intérêt général, cette question de la solidarité.
(Je ne vois pas pourquoi je me ferais remarquer, seul avec des vêtements sans marque. Le type hors move au fond de la classe.)
Une part de moi aimerait bien ne pas se poser autant de question.
Tu te vaccines, et tu passes à autre chose, OK ? Et tu respectes la solidarité.
Mais une autre part de moi ne peut pas se résoudre à ça : trop facile, trop peu responsable. A mon sens. J’ai besoin de questionner plus loin. D’enquêter un peu. (Même si je n’aime pas enquêter. Même si l’enquêteur trouve toujours les réponses qu’il veut bien trouver, les réponses qui lui vont bien.)
Selon Barbara Stiegler (dont j’ai apprécié la voix posée), des études montrent qu’actuellement, les risques de ce vaccin sont plus importants que les bénéfices chez les personnes de moins de 24 ans. Les jeunes peuvent notamment contracter des péricardites, des myocardites. Au-dessus de 24 ans il semble que les bénéfices soient plus importants que les risques. (Il semble : j’essaie de me souvenir régulièrement qu’on ne sait pas tout, que rien n’est assuré. Qu’on parie. Qu’on navigue à vue. Que ce vaccin n’est qu’en phase 3 de son test clinique, celle de l’évaluation clinique, ce n’est qu’après cette phase, habituellement, que l’autorisation de mise sur le marché est donnée. Puis on passe à la phase 4 : la surveillance.)
Nous sommes allés avant-hier à un rassemblement dans une petite ville voisine, contre le pas’sanitaire.
C’était un moment simple. J’appréhendais un peu les tons énervés, les revendications répétées. Les gens qui se ressemblaient trop.
Le collectif Libertad, du coin (tiens, de l’espagnol, ici, dans les monts du lyonnais ?) avait rédigé un manifeste : j’ai signé avec grand plaisir des mots où je me reconnaissais.
Je vais peut-être tenter de les suivre de plus près.
Ainsi ne pas rester trop immobile.
Je voudrais te dire, aussi : je me sens prêt pour vivre autrement. Je le fais déjà, en partie.
Comme je te l’ai déjà dit, je pense que ce virus ramène à ces questions : comment vivre aujourd’hui, si, par exemple, le réchauffement climatique se poursuit ? s’accélère ? Si les ressources pétrolières s’arrêtent ?
Questions, dans le fond, de notre rapport à la nature. Au vivant. Comment réagissons-nous aux problèmes ?
Comment allons-nous ? Continuant dans le même type de voie, ou acceptant de modifier certaines de nos habitudes ?
Je fais des amalgames.
J’ai l’impression que cet épisode covid19 est lié à ces choses plus vastes. Des questions qui nous reviendront. Des questions qu’il nous faudra bien un jour traiter.
Mais : si la majorité croit en autre chose ? Si la majorité n’a pas envie de se poser trop de questions, n’a pas envie d’être trop responsable, n’a pas envie, temps et énergie à se documenter, en parallèle, de se faire un avis, ou si simplement cette majorité écrasante croit dans la démocratie actuelle, démocratie qui pratique tant la hiérarchie pyramidale et les paroles sans parole tenue, s’approchant à mon sens allègrement de l’autocratie, si cette majorité qui accepte de se vacciner, par solidarité, par croyance dans les solutions proposées et pourrait demander/imposer à tout le monde de le faire, oubliant de consulter d’autres soins possibles, si cette majorité à puissamment envie, besoin, d’être dans cette voie, qu’y puis-je ?
Si je suis dans la contre-allée, et qu’on ne veut plus que j’y sois, qu’est-ce que je fais ?
Il s’agit de croyance contradictoires. Il y a les faits, et il y a les croyances.
Et on peut même regarder un même fait avec d’autres yeux, selon ses croyances. En fait, il y plein de faits. Et plein d’informations sur ces faits.
Tout ça un peu dans le sens que chacun y mettra. (Et il y aura des historiens pour essayer de ranger un peu tous ces faits.)
Je peux dire exactement la même chose au niveau de la relation de l’homme avec la nature, et les multiples dégradations actuelles de cette nature : si la majorité écrasante pense que la science des hommes sait où elle va, qu’elle trouvera toujours la solution, qu’y puis-je, moi qui ne crois pas au sens du chemin que nous avons pris, moi qui crois que l’homme est bien plus fragile qu’il ne le croit, en tous cas s’il continue dans son chemin actuel, si sûr de lui – ce type de médecine, ce type de science, ce type de consommation du monde, plutôt qu’une connaissance plus intuitive, plus spirituelle (je cherche mes mots) : une connaissance qui fasse la part belle aux zones de nos cerveaux – de nos coeurs ? – que nous connaissons si peu (80%, paraît-il – je ne sais pas d’où vient ce chiffre).
C’est : un type de croyance opposé à un autre type de croyance. Qu’en faire ? Le duel ? Ami ? Ennemi ?
Une fois écrit tout ça, je me rends compte que j’essaie de convaincre. De parler de ce que je ressens, de ce que j’envisage, ce que j’espère du monde, d’accord – mais aussi ; j’essaie de convaincre.
Qui ? La majorité que j’ai appelée écrasante.
Pour quoi ? Pour faire passer ma croyance.
Parce que, peut-être, je me sens un peu écrasé. Pour cela, je me suis permis d’appeler cette majorité ainsi. Mais : qui est-elle, cette majorité ?
Qu’est-elle d’autre que des personnes, des individus qui, comme toi, comme moi, font le tri comme ils peuvent, le tri dans tout ça ?
Je me rends compte que j’ai commencé par t’écrire, Fred, puis que c’est devenu une longue tentative de poser mes idées, mes ressentis.
J’écris mieux que je parle. Voilà pourquoi j’écris.
Je me suis senti responsable de les trouver, ces mots.
Puis, l’envie étrange d’envoyer plus largement ce mail, comme une suite à mon texte précédent – intitulé parler (du vaccin, par exemple).
J’ai reçu plusieurs retours, de personnes qui ont envie de parler de tout ça, des personnes qui ont écrit, ce qu’elles ressentent, ce en quoi elles croient. De beaux retours. Parfois des personnes dont je n’avais pas de nouvelles depuis des années.
Je n’ai pas encore répondu à chacune. Ce serait bien de le faire, je me dis.
Pour l’instant, par ce mail vers toi, je me permets de leur partager une réponse.
Pas une réponse directe à leurs mots, mais un prolongement de mes sensations, en partie formulé suite à leurs retours.
Tant pis si ça ennuie. Si ça agace. Si c’est déplacé. Prétentieux peut-être.
Besoin de dire, besoin de questionner.
De tenter un positionnement, peut-être pas si minoritaire, avec mes mots (encore mes mots).
J’espère que cette lettre personnelle puis ouverte ne te gênera pas, que tu n’auras pas eu l’impression que je t’utilise pour parler à d’autres. Et j’espère que ces autres comprendront la démarche, pourquoi je partage cela ; que ce n’est pas qu’un morceau d’échange entre toi et moi – ou même entre mon nombril et moi.
Et je t’embrasse, au-delà des mots,
Laurent
Barbara Stiegler, philosophe, interview (essaie d’oublier qui l’interviewe, essaie de n’écouter que ces mots à elle, sans a priori, d’ac ?)
(sinon, elle parle aussi sur France Culture, par exemple)
Son livre : De la démocratie en pandémie.