Très cher Fred,
Je suis tombé l’autre jour sur cette histoire, elle-même tombée d’un livre de recettes trouvé dans des puces. Je ne sais pas bien à qui elle est destinée, par exemple si elle a été écrite pour des enfants.
J’avais envie de te la faire passer, la voici.
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Ce soir le pays est calme. On pourrait entendre la neige tomber.
La journée est là, à côté de lui, posée sur le bureau. Une belle et bonne journée, où de sages décisions surent éclore et mûrir.
La fatigue est là elle aussi. Pourtant, quelque chose retient L’Emmanuel d’aller s’allonger sous le grand édredon : il semble qu’une ultime décision souhaite voir le jour de ce jour.
Il s’agit bien de cela, déjà la voici qui franchit les barrières de l’entendement de notre homme et débouche sur le bord de son bureau, toute fraîche.
Cette décision, surprenante, a cette fois à voir avec lui, L’Emmanuel, et plus précisément avec son apparence : il va quitter, dès le lendemain, tout net, la redingote et les chaussures pointues. La fameuse redingote, les fameuses chaussures pointues qui firent de lui, dès le départ, dès ses premiers pas entre la Pyramide et le Palais, ce qu’il est aujourd’hui : L’Emmanuel.
C’est à cet instant d’une rare évidence : aujourd’hui il ne veut plus de cela. Il veut aller plus loin. Il veut la simplicité. Une autre manière de se montrer au monde, en quelque sorte. Il ne veut plus l’image de lui-même, il veut être lui-même. Et ceci, ce simple acte, pense-t-il sans y songer totalement, peut faire de ce monde un monde nouveau. Comme autrefois l’Amérique.
Oui : une première pierre pour un monde allé au-delà de l’apparence. Cette dernière pensée l’endort en bienheureux.
Sur l’oreiller il est beau, lèvres d’enfant, front lissé par le songe, lui qui fut à deux doigts d’une autre sage décision : celle de renoncer à ses émoluments à vie, lorsqu’il ne sera plus qu’un simple Emmanuel.
Au matin, L’Emmanuel est un L’Emmanuel allégé, proche de son âme comme il ne l’a peut-être jamais été, allant en tous les cas plus souplement dans les interminables couloirs de ce qu’il faut bien appeler Le Palais.
Lorsqu’il apparaît au Conseil, quasi lévitant dans ses simples boots, puis, quelques heures plus tard, au balcon de La Place (un ballon gonflé à l’hydrogène serait à peine plus léger que notre homme ― qu’on ferait peut-être bien de lester, songent les Garde-corps, ou d’attacher discrètement aux ferronneries du balcon sous peine de le voir quitter la terre ferme pour l’azur empli de moutons), il sent, malgré son bonheur intense, que quelque chose s’est mis en mouvement, qu’il n’est pas certain de pouvoir arrêter. Les Généraux, les Conseillers puis le Peuple semblent incrédules. Tous, jusqu’ici plutôt empressés, réagissent comme avec retardement, se meuvent avec lenteur, comme à contrecœur.
En quelques heures le mal gagne le pays. Des manifestations se lancent, étranges manifestations qui envahissent les rues et les places comme au ralenti, se multiplient, d’abord sans revendications, puis assorties des premiers slogans, des premières pancartes. Et tout cela comme au ralenti.
C’est bien ce qu’il pressentait : le peuple ne le reconnaît plus. Le pays a basculé au flou.
Tu n’es pas notre L’Emmanuel.
Nous voulons notre L’Emmanuel.
Tu n’es pas celui qui nous dirige, tu n’es pas le sommet de la pyramide, tu n’es pas le Locataire du Palais, tu n’est pas notre L’Emmanuel.
Les voix crient, les voix pleurent, les voix menacent. (Toujours comme au ralenti.) Le Peuple, souverain, le Conseil et l’Armée, les Négociants eux-mêmes ne le reconnaissent plus, ne lui reconnaissent plus le droit à la sage décision. La Démocratie a basculé au flou.
C’est pourtant moi, je suis L’Emmanuel, je suis votre L’Emmanuel, je puis vous l’assurer, je suis celui qui est le même, s’évertue-t-il à répéter, sur tous les tons, toutes les chaînes et à tous les balcons du pays, ce jour-là, ce triste jour qui suit cette ultime décision, cette malencontreuse qu’il regrette désormais amèrement.
Il n’est pas toujours facile d’assumer une sage décision.
La journée, misérable, se clôt tout de même sur le pays, qui sombre dans le calme, épuisé, sans qu’un coup d’Etat ne se fasse sentir.
Au soir, L’Emmanuel a pu consommer le dîner officiel, bien que servi par des toques de plus en plus dubitatives, sinon offusquées, sinon effrayées.
Maintenant allongé sous la grande couette, il respire enfin librement, pour la première fois depuis de longues heures : l’ultime décision du soir fut, cette fois, de re-vêtir sa redingote et de lacer ses chaussures pointues dans le miroir, puis de s’allonger ainsi vêtu sous l’édredon (respirant enfin, comme il a été dit), prêt pour le jour, afin de ne pas risquer, dans les brumes de matines, de négliger ces attributs. Afin de ne pas être tenté par la légèreté délicieuse qu’il a connue, au matin, lorsqu’il allait chaussé de ses boots dans les couloir du Palais.
Le jour achevé ne fut peut-être qu’un pauvre cauchemar, finalement, fruit toxique éclos d’une idée trop conceptuelle, trop avant-gardiste, qui sait.
A cette heure, L’Emmanuel glisse dans un sommeil cordial, une douce coulée de fleuve, je l’espère, où costume et image à nouveau réunis se tiennent prêts à flotter, dès matines, sur les bannières et les cœur du pays : comme toujours. Tout cela n’aura été qu’un mauvais rêve.
Mais pourquoi donc le Peuple et les Gradés n’ont-ils pas reconnu L’Emmanuel, alors qu’il n’avait quitté que sa redingote et ses chaussures pointues ?
Cette question plane un dernier instant dans l’esprit de L’Emmanuel avant qu’il ne glisse définitivement dans cette nuit, un embryon de réponse flottant à l’étage du dessus : peut-être la peur, du changement, peut-être la peur de laisser l’habitude sur le bord du chemin ? Peut-être la peur de perdre quelque chose les a-t-elle empêché de voir qu’il était toujours L’Emmanuel, même sans redingote et sans chaussures pointues… ?
A voir… cette réponse est peut-être un fausse route, se dit-il enfin : il se peut qu’il ne soit pas L’Emmanuel, lorsqu’il va au monde sans ses attributs… Il se peut qu’il ait besoin de ses attributs pour être…
Autrement dit, s’il avait enfilé son pyjama comme d’habitude, peut-être sous cette forme-là, oui, en pyjama s’endormant sous l’édredon, ne serait-il pas L’Emmanuel ? Qui serait-il, alors ?
…………..
Au fait, j’ai entendu dire que pour les élections à venir il n’y aurait pas besoin de passe-sanitaire pour assister aux meetings (j’imagine que tu as entendu parler de ce pass’ même dans ton trou paumé !) ― il semble que ce virus respecte la vie politique et les principes fondateurs de notre République (comme il a su épargner les TER de nos Régions), c’est une belle chose, je trouve, on peut lui savoir gré de ça.
Allez, je t’embrasse, à bientôt peut-être,
Laurent